Adrienne Sordet

Question écrite déposée par Adrienne Sordet en novembre 2022

Texte complet et réponse du Conseil d’Etat: Q 3906 A

Exposé de la question:

Récemment, la FRC a produit une enquête intitulée « Omerta dans le
maraîchage : les raisons de la colère ».

On y découvre un véritable manque de transparence sur la manière dont
sont constitués les prix que nous payons en rayon dans la grande distribution.
S’il est possible de connaître globalement les coûts de production et les prix à
l’achat, il n’y a pas ou peu d’informations sur ce que représentent le tri, le
lavage, l’emballage, le transport, le stockage ou la distribution dans le prix
final. Le 5 octobre 2022, la FRC publiait un document fort intéressant.
D’ailleurs, l’Office fédéral de l’agriculture (OFAG) dit : « Nous ne pouvons
pas donner d’informations sur les marges brutes ».

Or, en poursuivant la lecture de cette enquête, on découvre que Coop et
Migros, qui à elles seules vendent 80% des fruits et des légumes aux
particuliers, prennent des marges relativement élevées sur les légumes
qu’elles commercialisent, par exemple :

  • Pour des concombres à l’unité, la Coop prélève 26% de marge pour 56%
    de coûts de production, 16% de coûts intermédiaires et 1,2% de marge
    nette pour les producteurices.
  • Pour des tomates grappes conventionnelles, la Coop prélève 33% de
    marge pour 54% de coût de production, 12% de coûts intermédiaires et
    1,8% de marge nette pour les producteurices.
  • Pour la batavia pleine terre, la Coop prélève 36% de marge pour 37% de
    coûts de production, 23% de coûts intermédiaires et 4,6% de marge nette
    pour les producteurices.
  • Pour les concombres sous serre, la Migros prélève, en francs, 0,54 de
    marge pour 0,96 de coûts de production, 0,28 de coûts intermédiaires et
    0,02 de marge nette pour les producteurices.

Ces chiffres sont particulièrement choquants pour plusieurs raisons. D’un
côté de la chaîne de valeur, les coûts de production sont de plus en plus
élevés, mais les paysan-ne-s ne le répercutent pas ou peu sur leur prix de
vente. De l’autre côté de la chaîne, les mangeur-euse-s paient plus cher leurs
aliments, notamment avec les effets de l’inflation. Ce d’autant plus pour les
produits bio, car les marges prélevées par la grande distribution sont plus
élevées. Cette pratique est d’autant plus problématique, car les
mangeur-euse-s ont le sentiment d’investir dans des projets locaux, alors
qu’en réalité cette différence de prix va dans les poches de la grande
distribution. Sans compter que, gonflant les prix de manière artificielle, la
grande distribution entrave l’accès des personnes les plus précaires à des
produits sains et de bonne qualité, le tout, en maintenant une opacité totale
sur les marges qu’elle se fait et en envoyant des messages souvent trompeurs
aux mangeur-euse-s.

Aujourd’hui, l’accès à une alimentation saine et durable est plus que
d’actualité, mais le système mis en place par les grands distributeurs empêche
la consommation locale et de saison et ne favorise pas une agriculture
résiliente et écologique. De plus, les conditions pour les paysan-ne-s sont
déjà loin d’être évidentes face aux changements climatiques et à la
concurrence du marché mondial, et la grande distribution ne fait que les
enfoncer davantage.

Avec ces éléments de contexte, mes questions au Conseil d’Etat, que je
remercie par avance, sont les suivantes :

  • Qu’entreprend et que souhaite entreprendre le Conseil d’Etat pour
    lutter contre l’opacité promulguée par la grande distribution ?
  • Quelle est la marge de manoeuvre du Conseil d’Etat pour lutter contre
    ce manque de transparence vis-à-vis des prix ?
  • Qu’entreprend le Conseil d’Etat pour permettre à toutes et tous un
    accès à une alimentation saine, durable et locale ?

Réponse du Conseil d’Etat

La question de la transparence des marges est récurrente. Le Conseil
d’Etat est favorable à toute initiative qui lui permettrait de mieux percevoir la
situation du marché, sans toutefois s’immiscer et interférer dans des questions
qui relèvent du secteur privé.

Dans un contexte où des exigences en matière environnementales et
sociales toujours plus élevées sont demandées à nos producteurs, induisant
une croissance des coûts de production (main-d’oeuvre, énergies, intrants,
etc.), il est légitime que ces efforts soient compensés par une juste rétribution.

S’agissant des metteurs en marché des produits locaux (transformateurs,
distributeurs) dans le canton de Genève, ils sont quant à eux soumis à un
tourisme d’achat accru, renforcé par un pouvoir d’achat en baisse.

Les éléments précités rendent donc nécessaire une plus grande
transparence sur la constitution des marges réalisées tout au long de la chaîne
de valeur, du producteur au consommateur en passant par les intermédiaires
(p. ex. primeurs), les transformateurs (p. ex. boulangers, bouchers) et les
distributeurs (p. ex. détaillants, grandes surfaces).

La question soulevée ici dépasse les frontières cantonales, puisque deux
initiatives parlementaires et une interpellation ont été déposées sur ce sujet
au Parlement fédéral lors de la session d’automne 2022.

Au niveau national, il existe un secteur « Analyse du marché », sous
l’égide de l’Office fédéral de l’agriculture (OFAG), qui pourrait améliorer la
transparence quant à la distribution de la valeur ajoutée produite. Il pourrait
élargir sa mission en vue d’éclairer les acteurs économiques et les pouvoirs
publics sur la formation des prix et des marges au cours des transactions au
sein de la chaîne de commercialisation des produits alimentaires. Cette
approche permettrait une répartition plus équitable de la valeur ajoutée.

Il s’agira de suivre l’évolution de ces initiatives et de cette interpellation.

Pour la filière vinicole, mentionnons aussi l’Observatoire suisse du
marché des vins (OSMV), qui base actuellement son expertise principalement
sur les données statistiques de la grande distribution (Coop, Denner, Manor,
Globus, Migros, Volg, Spar et Landi), sur les données MIS Trend, ainsi que
sur les données de l’OFAG et des cantons. L’OSMV possède également des
bases de données, élaborées à partir des cartes des vins des restaurants et des
données de vente par canaux de distribution.5 Ces données numériques de
caisses enregistreuses des magasins sont achetées auprès de l’entreprise
Nielsen. En revanche, les données sont difficiles à obtenir auprès des
encaveurs, notamment par la charge administrative que cela représente.

L’analyse de l’OSMV porte essentiellement sur l’évolution des volumes et
prix de vente.

Question 1

Le développement d’une meilleure connaissance et d’une plus grande
transparence dans la formation des prix est, de longue date, une
préoccupation constante du canton, comme le démontrent les dispositions
légales et réglementaires cantonales ci-après, qui viennent d’être révisées.
C’est également un des objectifs de la marque Genève Région – Terre Avenir
(GRTA).

Les initiatives menées jusqu’à ce jour démontrent la grande difficulté de
collecter des chiffres représentatifs et comparables annuellement auprès des
différents acteurs.

Les principaux freins à la collecte de chiffres sont les suivants :

  • données perçues comme sensibles, notamment par rapport à la
    concurrence;
  • perception d’une forme d’ingérence de l’Etat;
  • secret des affaires;
  • nouvelle charge administrative (pour les exploitants notamment);
  • outil numérique d’extraction de données sommaire ou inexistant pour
    certains acteurs (exploitants agricoles notamment);
  • complexité de certaines filières dont les prix peuvent fluctuer rapidement
    en fonction de l’offre, notamment pour la production primaire;

Cas échéant, la collecte, l’analyse et la diffusion de données issues de la
comptabilité devraient être très rigoureusement et clairement encadrées, de
manière à rassurer les différents acteurs privés et favoriser leur adhésion.

Quoi qu’il en soit, toutes les dispositions cantonales actuelles prévoient un
modèle basé sur le volontariat, dont l’initiative est laissée aux filières, l’Etat
n’intervenant que comme facilitateur ou appui dans un éventuel processus de
mise en place d’observatoire.

Rappel des dispositions existantes

Loi sur la promotion de l’agriculture, du 21 octobre 2004 (LPromAgr;
rs/GE M 2 05)

Art. 11 Observation du marché
Le canton collabore à la mise en place d’observatoires des marchés et veille
à la diffusion des informations recueillies dans ce cadre.

Règlement d’application de la loi sur la promotion de l’agriculture, du
7 septembre 2022 (RPromAgr; rs/GE M 2 05.01)
Art. 22 Observatoires du marché
1 La mise sur pied d’observatoires du marché relève de la compétence des
divers partenaires concernés.
2 Ces observatoires portent sur l’amélioration de la connaissance du marché,
en particulier par l’élaboration et le recueil de statistiques de production et
de consommation et par le suivi de l’évolution des ventes, en volume et en
valeur.
3 L’office cantonal s’assure que les informations recueillies dans ce cadre et
qui lui ont été communiquées sont diffusées à tous les partenaires intéressés.
4 L’office cantonal collabore avec d’autres marques ou appellations
régionales afin de participer au développement d’outils de mesure du marché
et de commercialisation des produits locaux, dont la marque de garantie
« Genève Région – Terre Avenir ».

Directive générale de la marque GRTA
Dans la continuité des dispositions précitées, l’initiative de mise en place
de tels observatoires dépend des acteurs des différentes filières. S’agissant
plus particulièrement de la marque de garantie Genève Région – Terre
Avenir (GRTA), une disposition spécifique figure dans la directive générale
de la marque. Notons que cette disposition est en cours de révision, en
collaboration avec le département de l’économie et de l’emploi (DEE).

Art. 9. Négociation des prix
Les produits vendus sous la marque GRTA peuvent faire l’objet d’une
négociation de prix au sein de chaque filière (producteurs – intermédiaires –
commerce de détail), afin d’aboutir à des prix équitables et un revenu du
travail décent. Chaque année des objectifs de production et de
commercialisation sont élaborés par chaque filière. Des accords sont établis
définissant :
a) la qualité des produits à mettre sur le marché;
b) le volume;
c) le calendrier de production;
d) les prix équitables.
Périodiquement et après avoir informé l’ensemble des utilisateurs concernés,
des représentants de la filière se rencontrent pour faire le point de la
situation.
En cas d’accord au sein d’une filière, celui-ci est communiqué officiellement
à la direction générale de l’agriculture et de la nature qui le transmet à
l’OIC en charge d’en contrôler son respect.
Dans le but de garantir la traçabilité des prix, tous les utilisateurs, à chaque
niveau de la filière, informent le détenteur de la marque sur les prix réalisés
pendant l’année.6

Actions en cours

Marque GRTA
De telles démarches ont notamment été menées, dans le cadre de la
marque GRTA, pour le lait et les céréales. Les acheteurs / transformateurs de
ces filières reversent une prime au producteur afin d’améliorer son revenu.
Par ailleurs, les producteurs de la filière céréales bio genevoise ont défini un
prix de vente du blé minimal qui est contrôlé dans le cadre de la vérification
du respect des exigences de la marque GRTA.

Une collaboration est en cours via Pays romand – Pays gourmand pour
permettre la collecte de données (volumes et chiffres d’affaires des produits
du terroir commercialisés) auprès des utilisateurs des différentes marques
régionales, qui connaissent toutes les mêmes difficultés.

En termes d’exigences imposées, la marge de manoeuvre est toutefois
limitée et doit être mesurée afin de ne pas perdre des acteurs.

Filière BIO
S’agissant plus particulièrement du suivi de la filière des produits
biologiques, le Conseil d’Etat a octroyé le 19 octobre 2022 une aide
financière à la coopérative ProGana, qui est une Coopérative agricole,
membre fondateur de Bio Suisse, spécialisée dans le marché des produits
biologiques. Elle se voit confier la mission de mettre en place et d’alimenter
un observatoire du marché de la production biologique à Genève, afin
d’orienter la production agricole et de maintenir un marché de produits
agricoles biologiques attractif pour les producteurs genevois, vu notamment
l’augmentation de l’offre.

ProGana bénéficie déjà d’une expertise, notamment au niveau des grandes
cultures et du lait, en gérant l’offre et la demande de manière à promouvoir le
développement, tout en maintenant l’équilibre et en sauvegardant le revenu
paysan. L’objectif est d’élargir son champ d’action aux autres filières de
production pour le canton de Genève. La mise en place de cet observatoire
est échelonnée, par filière, de 2022 à 2025.

Ce projet pilote, réalisé sur une filière de taille moyenne, devrait
permettre de tirer des enseignements utiles en matière de méthodologie et,
cas échéant, de pouvoir présenter plus largement un exemple de ce que
pourrait être un observatoire cantonal élargi à toutes les filières et à tous les
modes de production.

Question 2

La Constitution fédérale de la Confédération suisse, du 18 avril 1999
(Cst.; RS 101), protège la liberté économique (art. 27 Cst.) et impose à l’Etat,
entre autre, de s’abstenir de fixer des prix ou d’intervenir dans les rapports
entre privés au titre de la neutralité concurrentielle (art. 94 Cst.). Les
dérogations au principe de la liberté économique, en particulier les mesures
menaçant la concurrence, ne sont admises que si elles sont prévues par la
Constitution fédérale ou fondées sur les droits régaliens des cantons (art. 94
al. 4 Cst.). C’est la Confédération qui est compétente pour légiférer afin de
lutter contre les conséquences sociales et économiques dommageables des
cartels et des autres formes de limitation de la concurrence (art. 96 Cst). Elle
a mis en oeuvre cette compétence par la loi fédérale sur les cartels et autres
restrictions à la concurrence, du 6 octobre 1995 (LCart; RS 251), ainsi que
par la loi fédérale concernant la surveillance des prix, du 20 décembre 1985
(LSPr; RS 942.20), et il ne subsiste pas dans ces domaines de compétences
cantonales. Le Conseil d’Etat n’a pas, de ce point de vue, de compétence pour
intervenir sur les prix de la grande distribution.

Par ailleurs, la Constitution fédérale prévoit également que la
Confédération veille à ce que l’agriculture, par une production répondant à la
fois aux exigences du développement durable et à celles du marché, contribue
substantiellement à la sécurité de l’approvisionnement de la population,
notamment (art. 104 Cst.). C’est ainsi que la loi fédérale sur l’agriculture, du
29 avril 1998 (LAgr; RS 910.1), permet à la Confédération de prendre des
mesures pour, par exemple, créer des conditions-cadre propices à
l’écoulement des produits agricoles ou veiller à ce que l’évolution du secteur
agricole soit acceptable sur le plan social (art. 2 LAgr).

Les prix des marchandises faisant l’objet de mesures fédérales de
politique agricole, comme les fruits et légumes, sont soumis à une
observation du marché, exercée par l’OFAG et cela à différents échelons de la
filière allant de la production à la consommation (art. 27 LAgr et art. 1 et
suivants de l’ordonnance fédérale sur l’observation du marché dans le
domaine de l’agriculture, du 7 décembre 1998 RS 942.31), dans le but
d’améliorer la transparence du marché : le service d’observation du marché
enregistre périodiquement le niveau des prix des produits agricoles et des
produits agricoles transformés à différents échelons de la transformation et du
commerce, et peut en outre enregistrer périodiquement le niveau des prix de
certains moyens de production à différents échelons de la transformation et
du commerce. Les acteurs du marché sont tenus de fournir les données
pertinentes au service d’observation du marché.

Les analyses de ces données sont publiées sous forme de bulletins du
marché et de chiffres du marché, d’informations périodiques sur l’évolution
des prix et des marges brutes dans la durée. D’autres aspects sont également
analysés, tels que l’évolution des quantités, des ventes, de l’offre et de la
demande, ainsi que des importations et des exportations, et servent de points
de repère aux opérateurs sur le marché, dans un objectif de transparence.

Comme l’indique le secteur des analyses de marché sur le site de
l’administration fédérale, la fixation concrète des prix dans le secteur
alimentaire dépend d’une multitude de facteurs, qui exercent une influence
plus ou moins grande sur les prix tout au long des différentes étapes de la
filière (agriculture, stockage, transformation, commerce), à l’exemple des
excédents, des conditions climatiques, de l’évolution internationale du prix
des matières premières, de la concentration du marché (intégrations verticale
et horizontale), ou encore des scandales alimentaires, des modes, du
comportement des consommateurs ou de l’évolution de la population. Ces
facteurs complexifient l’évaluation des prix.

Le Conseil fédéral estime que les bases légales, les ressources disponibles
et les compétences sont suffisantes pour obtenir, traiter et mettre à la
disposition du public les informations nécessaires sur les prix tout au long des
chaînes de création de valeur dans le secteur alimentaire. La publication de
données confidentielles d’une entreprise telles que les marges comporte le
risque indésirable d’un effet d’entrave à la concurrence et peut favoriser des
accords non autorisés sur la concurrence par le droit des cartels7.

S’il n’est pas exclu qu’une loi cantonale soit adoptée pour contrôler les
prix de la grande distribution, il convient d’observer qu’elle mobiliserait des
moyens considérables pour collecter et analyser les prix, sans pouvoir agir
sur ces derniers.

Pour conclure sur les développements qui précèdent, le Conseil d’Etat n’a
pas les moyens pour évaluer les marges des distributeurs et n’a pas la
compétence d’intervenir quant à d’éventuels abus.

Question 3

Concernant les mesures que le Conseil d’Etat entreprend pour permettre à
toutes et tous un accès à une alimentation saine, durable et locale, elle a déjà
été abordée dans le cadre de rapports du Conseil d’Etat sur diverses motions
et dans les exposés des motifs de divers projets de loi.

A ce propos, le Conseil d’Etat renvoie au bilan de législature 2018-2023
du département du territoire (DT) qui mentionne les projets concrets engagés
durant la législature actuelle en matière d’agriculture et d’alimentation8 .