Pierre Eckert

Question écrite déposée par Pierre Eckert en janvier 2022

Texte complet et réponse du Conseil d’Etat: Q 3884 A

Exposé de la question:

Introduction
Cette question fait suite à la QUE 621 et à sa réponse donnée par le
Conseil d’Etat. Il s’agissait de savoir quelles positions le canton de Genève
défendait auprès de la Banque nationale suisse (ci-après BNS). Le Conseil
d’Etat précisait que les attributions de l’assemblée générale étaient limitées et
que la politique de placement n’en faisait pas partie. On voit toutefois que
l’approbation du rapport annuel fait partie des attributions et que ce point de
l’ordre du jour permet d’introduire des demandes sur le fonctionnement de la
BNS, notamment sur sa transparence, sa stratégie et sa gestion des risques.
En cas de réponse insatisfaisante, il est toujours possible de refuser le rapport
annuel. C’est l’aspect que nous allons développer dans cette question.

Depuis plus d’un an, plusieurs initiatives ont été prises dans le but
d’amener la BNS, la FINMA et les autorités fédérales à agir, afin de respecter
les engagements de la Suisse concernant les Accords de Paris et le
financement des énergies fossiles, notamment par l’Alliance climatique, la
coalition d’organisations militantes Rise Up for Change et Campax, ainsi que
par certains cantons en tant qu’actionnaires de la BNS. En parallèle, des
campagnes internationales, dont de nouvelles menées respectivement par le
WWF et Finance Watch, ont amené d’autres banques centrales à prendre les
premières mesures pour éviter les crises financières, économiques et
environnementales majeures alimentées par le soutien financier à l’économie du carbone qui perdure. Face à tous ces risques, la Suisse n’a
aucun intérêt à être la dernière à réagir.

Il est donc temps d’unir nos efforts afin d’amener, dans un premier temps,
le plus grand nombre possible de cantons et de banques cantonales à
intervenir sur ce sujet en tant qu’actionnaires lors de la prochaine
assemblée générale de la BNS. Le temps est venu pour les représentants
cantonaux d’élever la voix et de pousser la BNS à dépasser son rôle de facto
délétère, pour devenir une banque centrale adaptée à l’avenir, une banque
centrale qui ouvre la voie à une transition sociale et vers une économie à
faible émission de carbone. Rappelons aussi le rôle exemplaire de la BNS et
qu’une modification de sa stratégie peut servir à orienter celle de l’ensemble
des banques actives en Suisse.

Quels sont les risques ?
Les risques pour la BNS, les banques individuelles et pour le système
financier dans son entier sont croissants. Ils sont provoqués par le
changement climatique, soit directement par le coût d’événements
environnementaux catastrophiques tels que ceux observés en 2021, soit
indirectement par les actifs « échoués » en raison de la décarbonation urgente
de l’économie.

Les nouveaux projets d’énergies fossiles présentent des risques
particulièrement élevés d’échouer, car de tels investissements ont de fortes
probabilités de ne pas pouvoir être amortis. Or, de nombreuses banques
continuent à prendre des participations dans de tels projets. Il serait
inacceptable que le public soit une fois de plus obligé de sauver des banques
qui continueraient de prendre de tels risques. La récente recommandation de
l’Agence internationale de l’énergie, selon laquelle aucun nouveau projet de combustible fossile ne devrait être lancé à partir de fin 2021, est un signal clair concernant l’avenir très limité de l’industrie des combustibles fossiles.

La Suisse a tenu des engagements forts lors de la COP21 et de la COP26,
entre autres. Outre les mesures prises de façon directe pour réduire les
émissions de gaz à effet de serre, cela implique de prendre des mesures pour
détourner les flux financiers des énergies fossiles et des activités à forte
intensité carbone. La BNS en tant que pilote de la politique monétaire et la
FINMA en tant que régulateur sont de toute évidence des institutions
publiques équipées pour remplir cet engagement. La place financière suisse
étant responsable de 20 fois plus d’émissions de gaz à effet de serre que
l’ensemble du pays, il s’agit d’une responsabilité nationale urgente et
cruciale.

La BNS elle-même tient d’importants investissements dans des
entreprises telles qu’Exxon, Shell et d’autres notoirement connues pour leurs
projets destructeurs en cours (dans la fracturation, les sables bitumineux,
l’Arctique, etc.). Son retrait partiel des mines de charbon est un premier pas
bienvenu, montrant que la BNS accepte le principe de l’exclusion des
investissements dans les combustibles fossiles, mais il est urgent d’être plus
cohérent, son mandat actuel incluant spécifiquement l’exclusion des
investissements causant de « graves dommages environnementaux ». Il est
aujourd’hui inacceptable de maintenir de tels investissements sous prétexte
de « neutralité du marché » ou d’une politique d’investissement « passive ».
L’industrie des combustibles fossiles étant le passé dominant et bien ancré du
secteur de l’énergie, investir proportionnellement aux parts de marché
actuelles revient de facto à refuser de faire une place à la transition énergétique. Le caractère risqué de ces investissements constitue également
un risque important pour la fortune de la BNS et donc pour les bénéfices
futurs revenant à la Confédération et aux cantons.

Le désinvestissement n’implique pas une perte de revenus. Plusieurs
études constatent que les investissements dans les énergies fossiles ne sont
plus particulièrement efficaces (The Financial Impact of Divestment from
Fossil Fuels, Univ. Groeningen). L’étude des professeurs Fahlenbrach et
Jondeau montre que la BNS en particulier pourrait désinvestir avec des pertes
nulles, ou du moins inférieures aux coûts de ces investissements pour
l’économie suisse (Greening the Swiss National Bank’s Portfolio). Cela dit,
la réalisation de bénéfices ne fait de toute façon pas partie de son mandat,
alors que servir « l’intérêt général de la Suisse » et éviter les investissements
qui créent « de graves dommages à l’environnement » le font.

Une autre excuse souvent invoquée pour l’inaction est que désinvestir ne
serait pas utile pour le climat, car un autre investisseur remplacerait le
vendeur. Il est curieux que les défenseurs de l’efficacité des marchés n’y
croient plus, quand cela ne les arrange pas ! Au contraire, des études
montrent que le coût du financement du charbon a déjà augmenté de manière
significative à la suite des campagnes de désinvestissement (The energy
transition and changing financing costs, Univ. of Oxford). D’autres études
montrent que le financement des autres combustibles fossiles commence
aussi à être affecté par ces campagnes (Does the fossil fuel divestment
movement impact new oil and gas fundraising ?, Journal of Economic
Geography).

Transparence et révision stratégique
Actuellement, ce n’est qu’en raison des exigences de transparence de la
U.S. Securities and Exchange Commission et de la Bourse de Londres que les
citoyens suisses sont partiellement informés sur ces énormes investissements,
réalisés avec de l’argent public, et qui peuvent avoir des conséquences
économiques, environnementales et sociales importantes. La BNS est
beaucoup moins transparente sur ses investissements que d’autres banques
centrales, la Banque centrale européenne par exemple.

Compte tenu de l’ensemble de ces éléments, qui ont fortement évolué ces
dernières années, il est incompréhensible que la dernière révision stratégique
de la politique de la BNS ait eu lieu il y a près de 20 ans dans un contexte très
différent. Il est donc primordial de demander une nouvelle révision
stratégique, incluant des consultations publiques d’experts dans tous les
domaines concernés (notamment le changement climatique et la
biodiversité). Là encore, la transparence pratiquée par d’autres banques
centrales, comme la BCE, semble essentielle pour assurer la redevabilité de
la BNS envers ses actionnaires, le parlement et le public.

Questions
Compte tenu de la large marge de manoeuvre de la BNS et du fait que le
canton de Genève détient 2,58% des droits sociaux, je pose les questions
suivantes au Conseil d’Etat et le remercie vivement par avance pour ses
réponses.

  • Est-ce que son représentant à l’assemblée générale de la BNS du 29 avril
    2022 pourrait intervenir sur les aspects suivants :

a. Comme cela n’a pas été fait depuis près de 20 ans, il faut demander
que la BNS lance une nouvelle révision stratégique de ses activités.

b. Pourquoi la BNS ne rend-elle pas publics ses investissements, en
particulier ceux dans les entreprises de combustibles fossiles ?

c. Quelles mesures ont été et seront adoptées par la BNS pour abaisser
les risques climatiques sur les banques individuelles et pour
l’ensemble du système financier ?

d. Pourquoi les banques ne sont-elles pas obligées de constituer des
réserves de capital couvrant entièrement les risques des nouveaux
projets d’énergies fossiles ?

e. Quelles mesures structurelles seront prises pour détourner les flux financiers des énergies fossiles et des activités à forte intensité
carbone ?

f. Quand la BNS va-t-elle se désinvestir d’entreprises à fort impact
carbone et environnemental ?

g. En termes positifs, quelles sont les mesures prises pour soutenir la
transition énergétique rapide qui est maintenant universellement
acceptée comme nécessaire ? La BNS ne devrait-elle pas suivre
l’exemple dynamique des banques centrales chinoise, japonaise et
sud-coréenne et même russe, qui ont décidé d’offrir des taux d’intérêt
plus bas pour les projets positifs de transition énergétique et
d’environnement ?

h. Considérant les besoins sociaux et environnementaux urgents de nos
communautés – pour une transition énergétique rapide mais aussi, par
exemple, pour l’AVS – la BNS ne devrait-elle pas distribuer
beaucoup plus de ses excédents de bénéfices accumulés (environ
100 milliards de francs) à la Confédération et aux cantons, comme elle
est normalement tenue de le faire par l’art. 99 de la Constitution ? Les
décisions concernant ces fonds sont légalement une prérogative des
gouvernements fédéral et cantonaux, et non de la BNS11, 12.

  • Est-ce que son représentant à l’assemblée générale de la BNS du 29 avril
    2022 serait prêt à ne pas voter le rapport annuel, et le cas échéant à ne pas
    voter la décharge au conseil de banque, en cas de réponses
    insatisfaisantes ?
  • Est-ce que le Conseil d’Etat et son représentant à l’assemblée générale de
    la BNS pourraient demander au Conseil fédéral de réviser la loi sur la
    Banque nationale (LNB) au cas où il ressortirait que la loi actuelle ne permettrait pas de modifier les orientations stratégiques de la banque ?
    Cette prérogative est une attribution explicite de l’assemblée générale.
  • Compte tenu de la nécessité d’attribuer d’importantes ressources à la
    transition énergétique et à la protection de la biodiversité, le Conseil
    d’Etat pourrait-il envisager d’attribuer une partie de la redistribution du
    bénéfice de la BNS à un fonds environnemental cantonal ?

Réponse du Conseil d’Etat

A titre liminaire le Conseil d’Etat rappelle qu’il a déjà répondu à de
multiples reprises à des objets similaires (M 2447, QUE 954, QUE 885,
QUE 811 ou encore QUE 722).

De plus, le Conseil d’Etat a déposé le 26 janvier dernier une réponse à la
Q 3880. Pour rappel, il y était notamment relevé que le Conseil fédéral, dans
le cadre de son avis relatif au postulat 20.3012, s’était engagé à ce que
l’administration fédérale des finances pilote une étude visant à évaluer les
effets potentiels des risques climatiques et environnementaux sur la stabilité
des prix et la stabilité financière ainsi que les possibilités et les limites d’une
prise en compte des objectifs de développement durable dans la politique de
placement de la BNS.

Par conséquent, le Conseil d’Etat renvoie à ses précédentes réponses et en
particulier à celle apportée à la Q 3880.

Cela étant précisé, le Conseil d’Etat rappelle :

  • qu’il partage la préoccupation que ces interventions parlementaires
    expriment, à savoir qu’il est dans l’intérêt général que les autorités et
    institutions oeuvrent au respect des engagements pris par la Suisse dans le
    cadre de l’Accord de Paris sur le climat (qui n’attribue aucun rôle direct
    aux banques centrales ainsi que le précise la réponse du Conseil fédéral à
    l’interpellation 20.3704 « La Banque nationale suisse est-elle liée par
    l’Accord de Paris sur le climat ? »);
  • s’agissant des questions 1 et 2, que les préoccupations liées à l’urgence
    climatique font pleinement partie de la politique qu’il mène au niveau
    cantonal et relaie au niveau fédéral. Ces préoccupations ne peuvent être
    que largement amplifiées au regard du dernier rapport du Groupe
    d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), publié le
    28 février dernier, ainsi que des récents événements géopolitiques qui font peser d’importants risques sur les investissements financiers dans les
    énergies fossiles. Toutefois, le Conseil d’Etat est d’avis qu’il n’y aurait pas
    de lien de cause à effet entre le fait d’interpeller la BNS lors de son
    assemblée générale et, le cas échéant, de refuser de voter le rapport de
    gestion et/ou la décharge au conseil de banque et les effets supposés par
    l’auteur de la question;
  • qu’il ne manque pas de relever, lorsqu’il a l’occasion d’échanger avec la
    BNS, les préoccupations réitérées de la députation genevoise quant aux
    effets de l’action de la BNS sous l’angle climatique;
  • s’agissant de la question 3, qu’une intervention d’un actionnaire à
    l’assemblée générale annuelle n’est pas la voie d’action la plus appropriée
    en vue d’initier une révision de la loi sur la Banque nationale, du 3 octobre
    2003 (LBN; RS 951.11), les canaux politiques étant à considérer
    prioritairement;
  • s’agissant de la question 4, qu’en l’état actuel du cadre légal, la loi sur la
    gestion administrative et financière de l’Etat, du 4 octobre 2013 (LGAF;
    rs/GE D 1 05), définit à son article 43, alinéa 1, les financements spéciaux
    comme étant des moyens financiers affectés de par ladite loi pour remplir
    une tâche publique définie. Lesdits fonds doivent ainsi faire l’objet d’une
    loi et remplir un certain nombre de conditions, dont celle de causalité. La
    LGAF prévoit aussi à son article 43, alinéa 3, les fonds dits affectés,
    également créés par une loi et alimentés par une attribution budgétaire. Le
    Conseil d’Etat attire cependant l’attention sur la nature variable du
    montant distribué par la BNS, qui est déjà pris en compte dans le budget
    annuel cantonal et contribue entièrement au financement des prestations
    de l’Etat. En outre, un montant de 35 millions de francs provenant de la
    part cantonale au bénéfice de la BNS alimente déjà annuellement le fonds
    LUP, en application de la loi pour la construction de logements d’utilité
    publique, du 24 mai 2007 (LUP; rs/GE I 4 06), et de la loi générale sur le
    logement et la protection des locataires, du 4 décembre 1977 (LGL;
    rs/GE I 4 05).